L’Europe a besoin de ses villes pour sauver la démocratie

Pourquoi la mise à l’écart des gouvernements locaux par l’UE affaiblit dangereusement la lutte contre le recul démocratique


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Date de publication

15 décembre 2025

Aujourd’hui, le monde est confronté à une inquiétante accélération du recul démocratique. Des démocraties bien établies voient émerger des dirigeants qui affaiblissent progressivement les contre-pouvoirs, politisent les institutions et érodent l’État de droit. L’Europe n’est pas épargnée. Au cours de la dernière décennie, des pays comme la Pologne et la Hongrie ont connu un virage autoritaire au niveau national, et plusieurs autres États membres semblent s’engager sur une trajectoire similaire dans les années à venir.

Si l’Union européenne a officiellement fait de la défense de la démocratie une priorité politique, ses efforts restent profondément fragilisés par un angle mort majeur : la mise à l’écart des collectivités locales. Les villes et les municipalités sont pourtant souvent à la fois les premières victimes de l’érosion démocratique et le dernier rempart institutionnel résilient. En les excluant des processus décisionnels significatifs, tout en restreignant leurs ressources et leur autonomie, l’UE affaiblit sa capacité à défendre concrètement la démocratie sur le terrain.

L’État de droit : l’infrastructure invisible de l’Europe se fissure

L’Union européenne s’est construite sur un engagement commun de ses États membres à respecter l’État de droit et à défendre les valeurs démocratiques. Aujourd’hui, ces principes fondateurs sont soumis à une pression croissante.

L’État de droit fonctionne comme une infrastructure invisible : nous nous appuyons sur lui sans y penser — jusqu’au moment où les fissures deviennent visibles.

Il ne s’agit pas d’un idéal abstrait. L’État de droit constitue la colonne vertébrale de sociétés et d’économies fonctionnelles, le socle de la confiance entre citoyens et institutions, et la condition indispensable à des pouvoirs publics justes, transparents et responsables. La montée de forces politiques d’extrême droite qui le remettent en cause — longtemps perçue comme marginale — menace désormais la stabilité démocratique de l’ensemble de l’Union européenne.

Une réaction européenne trop lente face à une crise qui s’aggrave

Dès 2010, l’UE avait identifié les risques de recul démocratique. Pourtant, il a fallu des années avant que des mesures substantielles ne soient prises. L’article 7 du traité sur l’Union européenne — qui prévoit la suspension des droits d’un État membre en cas de violation grave des valeurs communes — n’a été activé qu’en 2017 contre la Pologne, puis en 2019 contre la Hongrie. Et même alors, l’Union a hésité à mobiliser pleinement l’ensemble des instruments à sa disposition.

Ce n’est que récemment, face à l’ampleur du phénomène, que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a fait de la défense de la démocratie une priorité de son nouveau mandat. La Commission a présenté le Bouclier de la démocratie, une stratégie visant à renforcer la confiance du public, protéger l’espace informationnel, garantir l’intégrité des élections et encourager la participation citoyenne. Dans le cadre du prochain budget pluriannuel, le programme AgoraEU devrait soutenir la société civile, les médias indépendants et les acteurs culturels.

Ces initiatives vont dans le bon sens. Mais elles coexistent avec des choix politiques qui en contredisent l’esprit. Ces derniers mois, le Parti populaire européen (PPE) s’est ainsi rapproché de l’extrême droite sur des propositions visant à restreindre l’action de la société civile et, plus largement, à affaiblir le Pacte vert. Dans le même temps, une tendance préoccupante se dessine : l’Union éloigne précisément les partenaires qu’elle devrait placer au cœur de sa stratégie — les villes et les gouvernements locaux.

Les villes, grandes absentes de l’architecture européenne de l’État de droit

Ce décalage est apparu de manière flagrante lors d’un événement organisé au Parlement européen le 18 novembre, réunissant cinq groupes politiques — les Verts, Renew Europe, le PPE, les Socialistes & Démocrates et la Gauche — ainsi que les maires d’Amsterdam, d’Athènes et de Budapest, des universitaires et le commissaire européen à la démocratie, Michael McGrath.

Le constat était clair : les villes sont largement absentes de l’architecture européenne de l’État de droit, et cette absence fait peser un risque réel sur l’intégrité démocratique du continent. L’événement a également mis en lumière les dangers d’une centralisation accrue des décisions et des financements européens au niveau national — en particulier lorsque les gouvernements nationaux sont eux-mêmes à l’origine du recul démocratique.

Les villes en première ligne face au recul démocratique

Les gouvernements autoritaires suivent un schéma désormais bien identifié. Comme l’a rappelé le professeur de droit européen Laurent Pech, ils commencent par s’emparer des institutions nationales et des ressources centrales, récompensant leurs alliés et sanctionnant leurs opposants. Les médias indépendants et la société civile sont généralement les premières cibles. Les collectivités locales suivent — presque inévitablement.

En Turquie, comme l’a montré Gilcin Balamis Göksun, le pouvoir central a d’abord affaibli la municipalité d’Istanbul par des restrictions administratives et financières, avant de passer à des attaques judiciaires. Cette stratégie a culminé avec l’arrestation, en mars dernier, du maire d’Istanbul et principal leader de l’opposition, Ekrem İmamoğlu.

Aujourd’hui, des dynamiques similaires sont à l’œuvre dans plusieurs pays européens. Les autorités locales font face à des pressions croissantes, souvent d’abord techniques ou administratives : coupes budgétaires, blocages bureaucratiques, réformes juridiques hostiles qui entravent leur capacité à fournir des services essentiels. Lorsque les villes ne peuvent plus garantir le logement, les transports ou la solidarité sociale, le mécontentement s’installe — un terrain fertile pour les discours extrémistes, le désignation de boucs émissaires et les politiques antidémocratiques.

Assurer le fonctionnement quotidien d’une ville reste notre responsabilité, malgré les obstacles constants dressés par des gouvernements centraux qui nous privent de ressources et de compétences.

Haris Doukas, maire d’Athènes

La nationalisation des fonds européens ne fera qu’aggraver la situation

Dans ce contexte, les propositions visant à renforcer encore la centralisation des fonds et des décisions européennes — notamment à travers l’architecture envisagée pour le cadre financier pluriannuel 2028-2034 — risquent d’aggraver la crise. Les gouvernements autoritaires ont déjà démontré leur capacité à instrumentaliser les ressources européennes, en bloquant ou en détournant des fonds au détriment de villes dirigées par l’opposition, notamment dans le domaine de l’action climatique.

Ces dernières années, plusieurs villes hongroises et polonaises ont ainsi rencontré des obstacles juridiques et administratifs limitant leur accès aux programmes européens. Par ailleurs, lorsque l’article 7 a été déclenché contre la Hongrie et que certains fonds ont été gelés, Budapest — pourtant engagée dans la défense des valeurs démocratiques — s’est également retrouvée privée du soutien européen.

Si l’Europe veut réellement défendre la démocratie, elle doit revoir en profondeur la manière dont elle distribue ses ressources. Les villes qui protègent l’État de droit et résistent au recul démocratique ne devraient pas subir les mêmes sanctions que les gouvernements qui sapent ces valeurs. Elles doivent au contraire être reconnues comme des partenaires clés dans la lutte contre l’autoritarisme et dotées des moyens nécessaires pour agir au niveau local.

Les villes, gardiennes des valeurs européennes et de la démocratie

Les villes sont les lieux où la démocratie se vit au quotidien — là où les libertés s’exercent, où la diversité se rencontre et où les politiques publiques prennent une forme concrète dans la vie de tous les jours.

En juin dernier, la ville de Budapest, sous l’impulsion de son maire, a courageusement maintenu la marche des fiertés malgré les menaces explicites du gouvernement hongrois d’arrêter les participants. La Budapest Pride est ainsi devenue un symbole puissant de la capacité du leadership local à protéger les droits fondamentaux et la participation civique face à l’hostilité nationale.

Mon message à l’Union européenne : faites preuve du même courage politique que celles et ceux qui ont défilé lors de la Budapest Pride.

Gergely Szilveszter Karácsony, maire de Budapest

Amsterdam illustre également ce rôle central des villes dans la défense des valeurs européennes de pluralisme et d’inclusion. La ville crée des espaces sûrs pour une population jeune et diverse — dont près de 60 % sont issus de familles migrantes et se sentent parfois négligés ou stigmatisés par leur gouvernement national — favorisant ainsi un sentiment d’appartenance à la fois local et européen.

Chaque année, Amsterdam facilite plus de 10 000 manifestations, malgré des pressions politiques récurrentes visant à restreindre le droit de protester. Dans un contexte de polarisation, et au sein d’une ville comptant d’importantes communautés juives et musulmanes, elle entretient un véritable « langage local du dialogue », en créant des espaces où les habitants peuvent exprimer librement leurs peurs, leurs blessures et leurs inquiétudes.

Les villes sont le lieu où se forgent nos expériences, nos libertés et nos réalités vécues. Si l’Europe veut rester fidèle à ses valeurs, les villes doivent non seulement être associées, mais véritablement renforcées.

Femke Halsema, maire d’Amsterdam

Les gouvernements locaux sont aussi depuis longtemps des pionniers en matière d’innovation démocratique, transformant les villes en laboratoires de participation et de solidarité, où les citoyens peuvent exercer pleinement leurs droits.

Athènes, par exemple, a développé un large éventail d’outils de co-création — assemblées citoyennes sur le climat et la jeunesse, forums de quartier, budgets participatifs — afin de permettre aux habitants de façonner les politiques publiques et de se reconnaître dans les décisions prises. Financé par le budget municipal, cet ensemble d’initiatives contribue à restaurer la confiance entre la ville et ses citoyens.

De même, l’Agence de planification d’Istanbul a proposé un modèle de politiques publiques participatives et fondées sur la recherche, dans un contexte de plus en plus hostile à l’action locale.

Les villes ont démontré à maintes reprises qu’elles ne sont pas de simples gestionnaires de fonds européens, mais bien des acteurs de première ligne dans la défense des valeurs de l’Union et de la gouvernance démocratique.

La voie à suivre : une approche territoriale du budget européen

À ce moment charnière, l’Union européenne doit enfin aligner ses moyens financiers sur ses ambitions politiques.

La défense de la démocratie ne peut se limiter à une stratégie isolée, à quelques rapports sur l’État de droit ou à une ligne budgétaire modeste pour la société civile et les médias indépendants. Elle exige une approche globale, mobilisant l’ensemble de la société et renforçant, depuis le terrain, tous les mécanismes qui soutiennent un système démocratique sain.

La résilience démocratique de l’Europe dépend largement de la capacité de ses collectivités locales à défendre les valeurs européennes, à protéger les institutions et à faire des lieux de vie des espaces accueillants, sûrs et inclusifs. Or, la marginalisation des villes dans le prochain budget pluriannuel de l’UE constitue un risque majeur pour la capacité de l’Union à répondre efficacement au recul démocratique.

L’Europe doit accorder aux gouvernements locaux un rôle renforcé dans le futur cadre financier pluriannuel — à la fois comme décideurs et comme gestionnaires de fonds européens — et mettre en place des mécanismes de financement direct pour les villes situées dans des pays où l’État de droit est menacé.

Si l’Union européenne veut préserver son infrastructure démocratique invisible avant que les fissures ne s’élargissent, elle doit s’appuyer sur celles et ceux qui défendent la démocratie chaque jour : les villes.

Découvrez nos dix propositions pour un budget européen ancré dans les territoires.