Collaborer avec des industriels

Le cas du réseau de chaleur de récupération industrielle de Dunkerque


À Dunkerque, ville portuaire et industrielle du Nord de la France, et à Saint-Pol sur Mer, l’idée de créer un réseau de chaleur de récupération industrielle naît avec la montée des prix du pétrole dans les années 1970. Les années 1980, marquées par une crise économique et une forte hausse du chômage, confirment l’impératif de fournir une énergie à prix maîtrisés sur un territoire énergivore en chauffage afin de lutter contre la précarité énergétique.
Dès 1982, une étude sociotechnique confirme que la récupération de la chaleur produite par l’industriel Usinor est la plus rentable économiquement (Quatre sources potentielles ont été comparées: une chaufferie charbon, la récupération du gaz sidérurgique sorti des hauts fourneaux d’Usinor, la récupération de la chaleur produite par la centrale de Gravelines et la récupération de chaleur industrielle d’Usinor). Les deux communes se rassemblent alors au sein d’un syndicat créé en 1983, le SICURD (Syndicat intercommunal de chauffage urbain de la région dunkerquoise). En 1985, le rapprochement de la ville de Dunkerque avec l’industriel sidérurgique Usinor (actuel Arcelor-Mittal – appelé Usinor jusqu’en février 2002 et Arcelor jusqu’en juin 2006. ) conduit à l’installation d’une hotte de captation de 23 MW sur le site de l’industriel et au début de la construction du réseau, mis en service un an plus tard. C’est la Compagnie générale de chauffe (devenue Dalkia en 1998, et faisant aujourd’hui partie du groupe EDF) qui dirige les opérations, dans le cadre de la concession signée avec la ville.

L’extension du réseau de chaleur

Au début des années 2000, face aux perspectives de hausse de la demande en énergie, une réflexion est engagée pour compléter le réseau, déjà renforcé par trois unités de cogénération, par une seconde hotte de captation de 13 MW sur le site de l’industriel sidérurgique. Alors que la volonté politique de Michel Delebarre, président du SICURD et maire de Dunkerque a été déterminante pour le premier raccordement, il s’agit d’un réel projet commun pour ce deuxième raccordement.

En effet, pour le SICURD, l’enjeu était de garantir le taux de TVA abaissé à 5% dans le cas d’une extension de réseau. Pour cela, il fallait que 50% de la chaleur du réseau proviennent d’énergies renouvelables et de récupération (ENRR). Pour Arcelor-Mittal, un capot en sortie des chaînes d’agglomération permettait de récupérer les poussières produites et était ainsi une solution à des exigences environnementales propres. La hotte, installée en 2008, a donc pris en compte la question environnementale.

C’est aussi vers la fin des années 2000 que la ville et la CUD se sont rapprochées et ont développé un plan stratégique incluant le doublement du réseau de chaleur (140 MW supplémentaires).
Le projet d’extension du réseau remonte à 2010.

L’étude de faisabilité menée par Hexa Ingénierie et remise en 2013 s’est basée sur la densité de la population et les diverses sources de production de chaleur. C’est finalement dans l’optique d’une diversification des sources de chaleur que le raccordement du Centre de valorisation énergétique (CVE),également géré par la CUD, au réseau est en projet.
Au 1er janvier 2015, dans le cadre de ce plan stratégique, et également de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (loi dite MAPTAM), la CUD a récupéré la compétence «réseau de chaleur». C’est donc maintenant elle qui veille au bon fonctionnement du service assuré par Energie Grand Littoral (société dédiée 100% filiale Dalkia pour l’exploitation du réseau) et dialogue avec des acteurs rapprochés par presque 30 ans d’expérience positive.

Quel dialogue entre la CUD et les divers acteurs du territoire (producteurs de chaleur fatale et usagers du réseau de chaleur)?

Arcelor-Mittal et les autres industriels du territoire dunkerquois

Au jour le jour, la ville de Dunkerque, et aujourd’hui la CUD, échangent assez peu directement avec les industriels (La CUD n’a repris la compétence «réseau de chaleur» que très récemment, au 1er janvier 2015. Auparavant, c’est la ville de Dunkerque et le SICURD qui géraient le réseau.), puisque les relations avec Arcelor-Mittal sont gérées quotidiennement par Energie Grand Littoral (EGL), le concessionnaire du réseau. La réussite de la mobilisation des industriels a néanmoins été une partie importante du travail de ces collectivités territoriales. Le rapprochement à la fin des années 1980 entre Arcelor-Mittal et le président du SICURD également maire de Dunkerque, a surtout été une affaire de personnes, mais d’autres facteurs ont également joué.


Ainsi, dès la fin des années 1970 et le début des années 1980, le territoire dunkerquois a été le siège d’associations environnementales fortes, mettant en cause les fortes incitations fiscales offertes à des entreprises polluantes pour s’installer sur le territoire, au détriment de la qualité de l’air et de l’environnement. Arcelor-Mittal faisait partie de ces entreprises et ses hauts fourneaux et l’épaisse poussière noire émise le désignaient tout particulièrement comme un gros pollueur. Dans ce contexte, l’industriel sidérurgique a fait beaucoup d’efforts pour améliorer ses relations avec les acteurs du territoire sur le plan environnemental. La participation au réseau peut donc être vue comme un moyen de manifester de la bonne volonté et d’entretenir de bonnes relations sur le territoire: le volet politique est absolument essentiel.

De plus, pour la première captation, Arcelor-Mittal n’a pas eu à investir : c’est le concessionnaire qui a investi pour la ville, propriétaire du réseau. Pour la deuxième, AM et Dalkia ont chacun investi à hauteur de 50%. Ce type d’arrangement est assez exceptionnel: comme mentionné précédemment, Arcelor-Mittal subissait des pressions de la part de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), et avait donc de fortes motivations à agir d’ordre environnemental et règlementaire.

Alors que le réseau de chaleur s’est inscrit dès ses débuts dans un objectif de lutte contre la précarité énergétique pour la collectivité territoriale, il participe également aujourd’hui d’une stratégie globale et de long terme de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’augmentation de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique, dans le cadre de l’objectif des «3 x 20» en 2020 (Réduction de 20% des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, augmentation de la part d’énergie renouvelable à 20% et amélioration de l’efficacité énergétique de 20% d’ici 2020) du plan climat énergie de la communauté urbaine (2009). En effet, grâce à l’utilisation massive de chaleur fatale, le réseau de chaleur devient un outil stratégique permettant d’atteindre l’objectif de 20% d’énergies renouvelables (celles-ci incluent l’énergie fatale sous le terme d’énergies renouvelables et de récupération ) d’ici 2020.

Le réseau de chaleur est ainsi assez unique, dans la mesure où la collectivité territoriale et l’industriel Arcelor-Mittal ont réussi à faire coïncider leurs dynamiques de fonctionnement et leurs horizons temporels, c’est-à-dire à caler leurs synergies dans le temps, malgré des visions de long terme différentes. Néanmoins, des risques peuvent persister en ce qui concerne la pérennité des partenaires.
Ainsi, l’étude de faisabilité de l’extension du réseau menée en 2012-2013 est partie du constat que le réseau de chaleur était dépendant à près de 70% d’un seul industriel, AM, lui-même tributaire des conditions économiques et de capitaux internationaux. Comment s’assurer dès lors de la pérennité du réseau? C’est face à cette problématique que l’étude réalisée par Hexa Ingénierie s’est intéressée au potentiel de diversification des sources de chaleur: 13 industries sources de chaleur récupérables et des raccordements potentiels (particuliers, zones d’activités économiques) ont été repérés.

Le succès du réseau de chaleur est tel que Dalkia a prospecté et réalisé des études de faisabilité pour le raccordement d’autres industriels. Certaines études ont été commandées par l’ADEME à l’échelle régionale.

Les échanges entre les industriels et la CUD sont facilités depuis plusieurs années par Ecopal, un réseau de plus de 200 industries du bassin dunkerquois pour l’écologie industrielle. Créée en 2001 sur proposition d’Arcelor-Mittal, l’association avait à l’origine pour but de mutualiser la gestion des déchets. Ses tentatives de développer des synergies matérielles entre industriels n’ont jamais vraiment été fructueuses, mais elle participe aujourd’hui à l’animation du réseau d’industriels et d’une culture d’échange sur le territoire, dont Arcelor-Mittal reste un pivot.

En fait, il n’y a à présent plus vraiment à convaincre les industriels des avantages du réseau de chaleur, qui ont été mis en valeur par l’expérience d’Arcelor-Mittal : complément de revenu, performance environnementale et bonne image (relativisons l’ampleur des bénéfices: les gains financiers et en termes de CO2 ne représentent quasiment rien. De plus, chez AM, environ 0,3% seulement de la chaleur fatale est récupérée (étude réalisée en 2013). Ces données font qu’AM ne communique en réalité que peu sur le réseau de chaleur en comparaison avec la CUD). En retour, la collectivité progresse dans son ambition de lutter contre la précarité énergétique (desservi par un réseau de gaz dense, le territoire dunkerquois compte encore une proportion importante d’habitants qui se chauffent au fioul) et de diminuer les émissions de gaz à effet de serre sur son territoire. Plusieurs scenarii d’extension du réseau ont ainsi été envisagés, notamment avec Rio Tinto Alcan ou encore Ball Packaging. Le CVE, déjà géré par la CUD est toutefois pour l’instant apparu comme la solution la plus sûre, sans incertitude quant à son futur.

Les usagers

L’ancien maire de Dunkerque, Michel Delebarre, a joué un rôle prépondérant dans le dialogue avec les clients directs du réseau de chaleur (bailleurs sociaux comme Partenord Habitat, gestionnaires des équipements publics, etc.). Forte personnalité politique et ancien ministre, il a poursuivi une démarche de développement durable avec l’ambition de sortir de la crise économique et sociale des années 1980. Multipliant les aménagements urbains et luttant contre la pauvreté, son engagement a été un moteur certain du rapprochement des acteurs autour du réseau de chaleur de récupération industrielle et a permis de nombreux raccordements. Aujourd’hui, le réseau de chaleur permet non seulement de chauffer l’hôtel de ville, un centre hospitalier, une piscine et des établissements scolaires, mais aussi l’équivalent de 16 000 logements sociaux. Les avantages du réseau de chaleur sont aussi perçus par des élus de communes limitrophes et beaucoup d’entre eux manifestent déjà leur volonté de se raccorder. Dans le cadre de l’extension du réseau, la CUD dialogue également avec d’autres usagers : gestionnaires équipements publics, bailleurs sociaux, propriétaires de bâti, pour qui le réseau de chaleur a un avantage social de taille. En revanche, il y a peu d’échanges avec les particuliers, qui n’ont d’ailleurs peu ou pas conscience du branchement au réseau de chaleur et encore moins de l’origine de la chaleur.

L’acceptation du réseau de chaleur ne va pas de soi avec tous. Ainsi, les promoteurs et les aménageurs ne perçoivent pas d’intérêt économique à raccorder leurs constructions neuves au réseau. La CUD dispose alors de plusieurs moyens pour les en convaincre: grâce aux Zones d’aménagement concerté (ZAC) et au Plan local d’urbanisme (PLU) (parmi d’autres objectifs environnementaux, le Plan Local d’Urbanisme de la CUD vise à raccorder systématiquement les zones destinées à être urbanisées au réseau de chaleur), elle peut imposer la desserte des zones à urbaniser, mais elle tente toujours de privilégier le dialogue et l’échange pour convaincre les parties prenantes. Pour les questions d’aménagement, la direction de l’aménagement passe par une société publique locale (SPL); il s’agit alors d’intervenir le plus en amont possible afin d’assister aux réunions et de faire prendre en compte le réseau dans le processus de planification. Dans certains cas, comme pour le projet d’éco-quartier Grand Large, le Plan local d’urbanisme intercommunal tenant lieu de PLH et PDU (PLUIHD) permettra d’obliger le raccordement au réseau des installations. Pour les constructions neuves, il semble donc que la volonté politique soit une condition sine qua non du raccordement au réseau. Malgré cette volonté politique, il n’y pas eu de procédure de classement du réseau, notamment afin de préserver de bonnes relations avec les autres opérateurs, qui cherchent également à approvisionner des clients en énergie sur le territoire.

De manière générale, le cas de Dunkerque montre que la volonté politique associée à la montée en compétence technique d’un service énergie motivé, beaucoup de communication (et des exemples de réussite sur lesquels s’appuyer) sont la base, pour faire converger les intérêts économiques, environnementaux et sociaux. L’engouement actuel pour le réseau de chaleur peut sans nul doute être attribué à une reconnaissance des avantages du réseau, mais également du travail de longue haleine qu’ont mené la ville et la CUD.

Enseignements: ce projet est-il reproductible ?

La reproduction d’un tel réseau est pour partie simple, dans la mesure où des sources de chaleur peuvent être aisément identifiées, et à partir du moment où une densité minimale de production et de consommation existe. Les difficultés résident dans la nécessité de «faire coïncider les dynamiques de fonctionnements et les tempi» (Zélia Hampikian, entretien téléphonique le 28/08/15) des acteurs. Ainsi, le secteur privé et les collectivités ont des modes de fonctionnement parfois bien différents, rien qu’au niveau des horizons temporels : alors que les industriels se projettent à 5 voire 10 ans maximum (et aujourd’hui plutôt à 2 ou 3 ans), les collectivités territoriales peuvent s’engager jusque sur 25 ans. En plus de faire coïncider ces durées et les dynamiques de fonctionnement, les acteurs doivent aussi avoir confiance dans la pérennité de l’engagement des autres acteurs. La question de la pérennité de l’activité industrielle peut ainsi être un facteur de méfiance de la part de la collectivité territoriale, qui supporte, avec l’opérateur, le risque financier (un fonds de garantie est à l’étude par l’ADEME afin de sécuriser cet aspect). À Valenciennes, un projet de réseau de chaleur a par exemple été bloqué pour cette raison.


Dans tous les cas, pour qu’un industriel s’engage dans une démarche de réseau de chaleur, même privé, la collectivité doit au moins encourager le projet en montrant sa volonté que le projet aboutisse. Cela nous renvoie à la question primordiale de la confiance entre les acteurs, sans laquelle il semble impossible de parvenir à quoi que ce soit