ENC: Les spécialistes des sciences sociales, dont vous faites partie, peuvent fournir aux gouvernements des connaissances essentielles à la prise de décisions éclairées. Dans quelle mesure vous (et vos collègues) vous sentez-vous écoutés par les dirigeants politiques ?
AB: Je vous remercie pour cette question. Mon sentiment est que l’attention que porte les décideurs politiques à la science du climat a augmenté ces dernières années, et est certainement plus importante qu’elle ne l’était il y a une dizaine d’années ou encore avant. Il y a cependant lieu de s’inquiéter du fait que cette attention ne progresse pas plus rapidement.
La fréquence accrue des événements climatiques extrêmes et la mobilisation croissante de la société civile et des jeunes qui protestent de manière constante et organisée contre cette inaction ont sans aucun doute contribué à augmenter la pression et fait progresser le changement climatique dans l’agenda politique. Le changement climatique devient même, dans de nombreux pays, un enjeu pertinent à l’horizon électoral. D’un autre côté, le fait que les politiciens accordent une attention croissante au problème ne signifie pas qu’ils adoptent systématiquement les solutions proposées par la communauté scientifique. Leur rôle leur impose en effet de prêter attention aux demandes de toutes les parties prenantes. Ces demandes peuvent entrer en conflit avec ce que la science propose ou avoir des calendriers différents. C’est une tâche très complexe, mais j’ai l’impression que la plupart des agendas (à l’exception de ceux des plus ardents défenseurs des combustibles fossiles, heureusement de moins en moins nombreux chaque jour) s’accordent sur l’urgence climatique.
Cet entretien ayant lieu en pleine COP 26, il est difficile de dire si cette conférence sera finalement un succès ou un échec, car tout accord ou engagement qui sera pris à l’issue de la COP devra finalement prouver sa valeur réelle dans les années à venir. Cependant, les promesses que nous entendons sont effectivement le révélateur d’une tension entre d’une part, l’ouverture (trop) récente des décideurs politiques à prendre au sérieux les demandes d’un électorat de plus en plus inquiet et d’autre part, les manœuvres dilatoires et les réticences des lobbies et groupes d’intérêt – sans oublier la nécessaire reconnaissance du droit à une transition juste vers la décarbonisation des pays en développement. Avec un peu de chance, les négociateurs feront un miracle et obtiendront l’adhésion de tous les pays ou de la plupart d’entre eux, mais il est plus réaliste de penser qu’ils devront faire des compromis à mi-chemin. Ce qui reste frappant et encourageant, c’est que l’agenda politique porte désormais sur des objectifs qui étaient considérés comme extrêmes il y a de cela quelques années. Il s’agit d’un processus long et laborieux, et nous devons mettre tous nos espoirs et tous nos efforts dans la balance pour faire en sorte que cette tendance s’accélère avant que la fenêtre d’action ne se referme, car il n’y a plus de temps à perdre.
ENC: Vous venez de mentionner la vitesse à laquelle le changement climatique évolue mais les mesures nécessaires, urgentes et radicales, ne sont toujours pas prises malgré toutes les preuves scientifiques qui sont là, sous notre nez, depuis des décennies maintenant. De nombreuses collectivités locales se retrouvent pieds et poings liés par des réglementations et des lois qui ne respectent pas les objectifs de l’Accord de Paris. Pensez-vous que les scientifiques doivent trouver de nouveaux moyens de susciter l’intérêt pour leurs découvertes, une nouvelle communication scientifique ?
AB: Oui, mais en parallèle de la communication scientifique traditionnelle. Cette dernière est en effet indispensable à la circulation des idées scientifiques au sein du monde scientifique et des cercles politiques. Une information rigoureuse et qui fait autorité est le carburant nécessaire au fonctionnement du processus de génération des connaissances scientifiques, et nous devons être conscients de son rôle fondamental. À ce niveau, nous devons faire des efforts supplémentaires pour aller au-delà des jargons respectifs des différentes disciplines scientifiques, car la climatologie est probablement le domaine le plus interdisciplinaire qui soit. Je pense que les programmes de recherche de l’UE, fortement axés sur l’interdisciplinarité, constituent un puissant moteur d’intégration et de compréhension mutuelle entre les disciplines scientifiques, ce qui ne peut être que bénéfique en termes de qualité et de pertinence des résultats scientifiques.
D’autre part, il est en effet crucial que les messages de la communauté scientifique soient rendus intéressants, pertinents et compréhensibles pour tous. À cette fin, je pense que nous devons rester ouverts à tous les moyens de communication et ne mettre aucune limite à la créativité. Après tout, le changement climatique est une menace existentielle : c’est notre existence et celle de nos enfants qui est en jeu. Les arts, la littérature, la musique, les films visent à exprimer des émotions et des sentiments puissants, comme ceux que ne manqueront pas de susciter les trajectoires de vie bousculées par le changement climatique. Le lien est clair et les communautés créatives sont de plus en plus sensibilisées aux récits sur le changement climatique. Il est donc important que scientifiques et créatifs s’assoient à la même table pour explorer tous les moyens possibles de communiquer de manière simple l’urgence de l’action climatique aux lecteurs, spectateurs, fans de musique et adeptes des médias sociaux. Plus vite cela deviendra une priorité claire et évidente pour tous, plus vite le changement climatique grimpera dans les priorités des politiciens. Le CMCC participe d’ailleurs à ce processus, et nous avons récemment pris part à un événement croisé entre arts et sciences sur le changement climatique.
Nous devons faire des efforts supplémentaires pour aller au-delà des jargons respectifs des différentes disciplines scientifiques.
L’autre voie pour sensibiliser les personnes consiste à leur donner la possibilité de contribuer au processus de génération de nouvelles idées et connaissances par co-création. Ce principe est bien compris de l’UE et est même devenu un ingrédient obligatoire de tous les projets de recherche dans le cadre des programmes Horizon 2020 et Horizon Europe. La co-création est, par ailleurs, très utile pour élaborer des actions et des solutions réalisables au niveau local, un point crucial en Méditerranée.
ENC: En effet, le CMCC est l’un des partenaires scientifiques du projet Interreg-MED Efficient Buildings Community. D’ici 2050, les bâtiments utilisant des combustibles fossiles appartiendront, espérons-le, au passé. Quels messages souhaitez-vous faire passer aux décideurs politiques qui ont le pouvoir d’agir sur l’environnement bâti ?
AB: Le projet couvre 13 pays dans la zone méditerranéenne. Rappelons que la Méditerranée est un lieu particulier à bien des égards. C’est l’un des plus beaux endroits au monde, au carrefour de l’histoire, des arts, des cultures, des échanges commerciaux et des flux migratoires, ces derniers ayant récemment pris une dimension dramatique en raison des conditions tragiques de l’émigration vers l’Europe, elle-même de plus en plus motivée par la détérioration des conditions climatiques dans les pays d’origine.
En travaillant dans le cadre du programme Interreg Med, avec son approche pratique qui consiste à stimuler l’innovation sur le terrain, j’ai compris à quel point la dimension locale est importante pour lutter contre le changement climatique, tant pour l’adaptation que pour l’atténuation. Les bâtiments sont confrontés à des menaces différentes et utilisent l’énergie différemment en Europe méditerranéenne par rapport à l’Europe du Nord, ce qui signifie que les mesures politiques ciblant les bâtiments doivent être adaptées aux circonstances locales pour être les plus efficaces. Ce mois-ci, en coopération avec des organisations qui travaillent sur deux autres axes thématiques du programme Interreg Med – à savoir la croissance verte et les énergies renouvelables – un document commun de prise de position a été publié. Ce document fait ressortir un parallélisme très intéressant entre le rôle de carrefour de la région méditerranéenne et le rôle de carrefour que jouent les bâtiments pour les mesures politiques concrètes qui peuvent soutenir efficacement l’effort actuel de l’UE en faveur de la transition énergétique et la décarbonisation. Les bâtiments peuvent être conçus et utilisés pour économiser l’énergie, produire de l’énergie de manière durable et utiliser les matériaux de manière circulaire et durable. Ces trois dimensions peuvent être combinées pour définir un cercle vertueux qui vient renforcer la durabilité. Prendre en compte les caractéristiques spécifiques de l’environnement bâti régional, dans notre cas la région méditerranéenne, est une condition préalable pour y arriver.