« Il ne suffit pas d’être faible en carbone pour être propre et durable »

Nous avons parlé de l'énergie nucléaire et du gaz avec Yves Marignac, expert de négaWatt


À propos

Date de publication

15 décembre 2021

Avec la crise énergétique actuelle et les nombreuses discussions autour des coûts de la transition et de la sécurité d’approvisionnement qui ont suivi, nous avons assisté à un retour de l’énergie nucléaire dans les médias et le discours politique, présentée une fois de plus comme LA solution pour décarboner notre approvisionnement énergétique. J’ai posé quelques questions à Yves Marignac, expert non institutionnel de longue date sur les questions énergétiques et nucléaires en France et en Europe, porte-parole et conseiller technique de l’association française négaWatt.

Yves Marignac a contribué au scénario négaWatt 2022 pour la France. Il soutient le travail en cours mené par négaWatt sur un scénario européen basé sur la suffisance.

Crédits photo : négaWatt

Nous avons entendu de plus en plus de discussions sur la nécessité d’un « mix énergétique » comprenant l’énergie nucléaire et le gaz pour atteindre nos objectifs de décarbonisation. La Belgique, par exemple, est même en train de réévaluer sa sortie du nucléaire annoncée précédemment. Pourquoi, selon vous, cela s’est-il produit ?

YM : Comme l’illustre le plan France 2030 du président français Macron, qui appelle le pays à « produire plus », les politiques nationales sont encore marquées par la culture productiviste du 20e siècle : tout en essayant de faire face à l’urgence climatique, elles nient encore la nature plus systémique et profonde de la crise écologique et sociale. Elles ont tendance à se concentrer sur les options technologiques plutôt que sur la nécessité d’un changement sociétal, donnant ainsi la priorité à la croissance de l’offre d’énergie à faible teneur en carbone plutôt qu’à la réduction de la demande d’énergie, avec deux conséquences majeures : premièrement, cela nécessite une énergie plus décarbonée, de sorte que même si les énergies renouvelables sont beaucoup plus compétitives et efficaces que le nouveau nucléaire, nous disposons encore d’une marge politique pour le nucléaire et ses risques spécifiques suscitent moins d’inquiétudes. Deuxièmement, comme l’illustre la Belgique, cela crée un effet de verrouillage, car le manque d’anticipation et d’action du côté de la demande rend plus difficile l’élimination progressive des réacteurs nucléaires existants sans impact sur le climat.

Dans le scénario pour 2022 publié par négaWatt, la sobriété énergétique joue un rôle clé. Pourtant, bien que ce concept soit de plus en plus populaire en France, nous n’en entendons pas autant parler dans les autres pays de l’UE, où la discussion porte principalement sur l’efficacité énergétique et la technologie. Êtes-vous d’accord ?

YM : Le scénario négaWatt pour la France est basé sur la sobriété, comme une action collective sur les services que nous tirons des ressources énergétiques. Nous visons un niveau de services qui satisfasse le besoin individuel de chacun pour une vie décente tout en maintenant la demande globale dans les limites planétaires. Cela s’avère être une caractéristique clé pour atteindre les objectifs climatiques tout en réduisant notre empreinte environnementale, en apportant la justice sociale et en construisant la solidarité internationale, conformément aux objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU.

Pourtant, nous sommes toujours confrontés à une réticence à développer des politiques de sobriétés solides. Cela tient évidemment à un certain contexte culturel productiviste et consumériste. Et il existe un cercle vicieux, où le manque de reconnaissance de la sobriété alimente le manque de politiques et vice-versa : contre toute évidence, les décideurs politiques et les dirigeants économiques font beaucoup plus confiance aux politiques axées sur la technologie qu’à celles axées sur la sobriété. C’est encore plus vrai au niveau européen, c’est pourquoi nous travaillons, avec un solide réseau de partenaires, à l’élaboration d’un scénario ambitieux pour l’Europe, basé sur la sobriété, afin de sensibiliser à cette question cruciale.

Certains États membres de l’UE, dont la France, insistent pour que l’énergie nucléaire soit classée parmi les sources d’énergie propres. Qu’en pensez-vous ?

YM : Dans son rapport de 2018 sur les trajectoires à 1,5°C, le GIEC insiste sur le fait que toute action visant à réduire les émissions de CO2 doit rechercher des synergies avec d’autres questions de durabilité. Son examen de la littérature scientifique montre que, parmi les 23 options qu’il a envisagées, l’énergie nucléaire existante ou avancée a le moins d’impact positif sur les ODD au total. Les risques spécifiques de l’énergie nucléaire ont limité son développement : après 70 ans, elle n’a jamais contribué à plus de 3 % de la consommation finale d’énergie dans le monde. Elle est beaucoup moins partagée et partageable que les énergies renouvelables : il ne suffit pas d’être faible en carbone pour être propre et durable.

L’approche systémique développée par négaWatt pour rendre notre système énergétique plus durable aborde les questions d’utilisation de l’énergie par la sobriété, les défis de performance technique par l’efficacité et encourage la substitution des ressources. Nous considérons que les ressources basées sur les flux, comme les énergies renouvelables, sont intrinsèquement plus durables que celles basées sur les stocks, qui incluent les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire. Nos scénarios démontrent que, en agissant sur la demande, il est possible de passer à 100% d’énergies renouvelables.

Parlons des biogaz – la pièce de résistance actuelle de l’industrie du gaz. A Energy Cities, nous sommes conscients que leur niveau de durabilité peut varier considérablement en fonction de la matière première utilisée. Pensez-vous qu’ils devraient/pourraient avoir un rôle dans les transitions locales ?

YM : Pour parvenir à une élimination complète des combustibles fossiles, nous disposons de trois grands leviers : la réduction de la demande, l’électrification (avec de l’électricité renouvelable) et le remplacement de la combustion des combustibles fossiles par celle de la biomasse. L’abandon du dernier rend le défi global plus difficile, mais il est vrai que des conditions de mise en œuvre prudentes sont essentielles pour le rendre durable.

Nous pensons que, contrairement aux biocarburants, le biogaz – associé au gaz de synthèse qui pourrait être obtenu grâce à l’électricité verte – est une option clé, notamment pour contribuer à la décarbonisation des transports au lieu de s’en remettre uniquement aux voitures et camions électriques. Toutefois, pour que le biogaz soit durable, il devrait provenir de coproduits ou de déchets de l’agriculture, en fonction de ce qui est disponible localement. Cela contribuerait à faire de la transition énergétique une opportunité de développement économique pour les territoires concernés.