« Les gens ont parfois l’impression que tout est contre eux »

Entretien avec Prof. Dr. Lucie Middlemiss sur la précarité énergétique et des solutions politiques possibles


Les jours de grand froid, un vent glacé s’infiltre à travers les fenêtres mal isolées de Leeds. Il s’engouffre dans la centaine de tours d’habitation construites dans les années 60, propriété de la municipalité. 7 500 ménages vivent dans ces immeubles et les gros pulls en laine ne suffisent pas toujours à supporter des températures glaciales. Ces personnes souffrent de précarité énergétique et elles ne sont pas les seules : dans toute l’Europe, les prix de l’énergie explosent avec des conséquences énormes pour ces populations.

Outre leur incapacité à payer leurs factures, ces personnes vulnérables souffrent également souvent de maladies physiques et mentales causées par leur situation. Il faudrait pouvoir alerter sur le problème, y remédier et obtenir de l’aide beaucoup plus facilement. Les conséquences de la précarité énergétique sur la santé sont en effet largement connues, mais les approches utilisées sont encore trop limitées.

Nous avons demandé au professeur Lucie Middlemiss qui sont les personnes en situation de précarité énergétique à Leeds (et ailleurs), pourquoi elles devraient être impliquées dans la recherche de solutions, mais aussi comment, selon elle, la recherche peut contribuer à améliorer les politiques de lutte contre la précarité énergétique dans les villes au Royaume-Uni et dans l’UE. Lucie est professeur en environnement et questions sociales à la School of Earth and Environment de l’Université de Leeds, un des partenaires du projet WELLBASED. Elle a réalisé un nombre impressionnant de recherches sur la précarité énergétique, et s’appuie notamment sur une approche dite de « l’expérience vécue » dans ses travaux, approche qui consiste à recueillir des données qualitatives par le biais de conversations très personnelles d’une heure avec des personnes en situation de précarité énergétique..

De par vos recherches, vous êtes régulièrement en contact avec des personnes qui éprouvent des difficultés sur le plan énergétique. Pouvez-vous nous dresser brièvement un portrait de ces personnes ?

OnUne chose que ces personnes ont généralement en commun est un faible revenu. Car, en réalité, la distinction entre pauvreté et précarité énergétique est mince. La plupart des personnes avec un faible revenu vivent en effet dans des logements de qualité médiocre qui ne sont pas bien ou peu entretenus. Par ailleurs, la plupart de ces personnes à faible revenu entrent également dans d’autres catégories, comme celle des personnes en situation de handicap qui ont des revenus inférieurs à ceux des personnes non handicapées. On peut donc s’attendre à une surreprésentation des personnes handicapées parmi la population en situation de précarité énergétique. Les familles monoparentales, dont le parent isolé est souvent une femme, sont également plus susceptibles d’avoir de faibles revenus. On peut donc s’attendre à ce qu’elles soient plus nombreuses à être en situation de précarité énergétique.


Autrefois, on parlait beaucoup, notamment au Royaume-Uni, des personnes âgées en situation de précarité énergétique. Les personnes âgées sont toujours un sujet de préoccupation mais selon la manière dont vous mesurez la situation, elles peuvent représenter une catégorie plus ou moins importante. On peut en effet tenir compte des aspects physiologiques du corps humain et de la capacité des personnes à faire face à différentes situations. Je dirais que l’on obtient alors typiquement trois catégories de personnes si l’on intègre ce paramètre : les très jeunes enfants, à savoir les nouveau-nés et les nourrissons, qui ne doivent pas avoir froid ou très chaud car ils en souffrent beaucoup ;  les personnes handicapées, qui ont également du mal à réguler leur température corporelle ; et enfin les personnes âgées, qui font également partie de cette catégorie.


Je pourrais continuer à citer d’autres catégories de personnes, mais la caractéristique commune est probablement le fait d’avoir un revenu faible ou de dépendre des allocations, et de ne pas pouvoir accéder à des services énergétiques adéquats.

La précarité énergétique est-elle toujours le parent pauvre de la transition énergétique ou voyez-vous un changement dans la façon dont les responsables politiques abordent ce sujet ?

Je dirais plutôt que c’était le parent pauvre. Car je pense que ce sujet est vraiment au cœur de la transition juste. C’est ce à quoi nous devons réfléchir en priorité pour pouvoir mener à bien une telle transition. Cela reste cependant le parent pauvre dans le sens où l’UE ne commence à s’en préoccuper que maintenant, alors qu’il a toujours existé des personnes qui n’avaient pas suffisamment accès à l’énergie. C’est à ces personnes que nous devons penser lorsque nous parlons de transition juste. Alors oui, on voit clairement un changement dans l’UE, alors qu’il y a seulement cinq ans, je pense, ce n’était pas vraiment une priorité.

Mais la pression vient aussi d’ailleurs. Nous avons travaillé aux Pays-Bas où les villes s’intéressent beaucoup à ce sujet, car le développement durable, la pauvreté et les questions de santé font partie de leurs domaines de compétence. Et, quand on commence à réfléchir à toutes ces problématiques, on réalise alors : mais oui, il y a là un terreau commun sur lequel nous pourrions commencer à agir en luttant contre la précarité énergétique. Les collectivités locales néerlandaises l’ont bien compris et ont commencé à prendre des mesures.

Avec une équipe d’experts, nous avons rédigé un livre blanc dont l’une des recommandations était qu’ils avaient besoin d’une politique à l’échelle nationale, car ils n’en avaient pas – à l’époque.  Certains gouvernements sont encore dans le déni face à cette situation et pensent en quelque sorte : Oh, c’est lié à la pauvreté, ce n’est pas un problème en soi. Mais une fois que vous avez une politique, il y a des choses que vous pouvez faire, qui sont beaucoup plus ciblées, et cela aide aussi vraiment à mener une politique de transition juste.

Donc, suite à notre intervention, nous avons effectivement écrit ce livre blanc pour leur dire : vous avez besoin d’une politique nationale. Et maintenant, le gouvernement est en train d’en élaborer une. Je suppose que la pression venait également de l’UE, qui leur demandait de faire un rapport sur ce sujet. Et puis aussi des collectivités locales qui disaient : « Nous avons besoin d’un cadre pour travailler avec vous ».

Vous faites partie de l’équipe basée à Leeds qui participe au projet européen WELLBASED. WELLBASED vise à lutter contre la précarité énergétique dans une perspective de santé publique. La santé n’est-elle pas souvent ignorée lorsque que l’on parle de précarité énergétique ?

I wouldn’t say that health is ignored in the energy poverty world, but it’s a part of this agenda which isn’t always talked about more generally. In the research, it’s very present, but maybe not so much in some of the policy discourse around it. So thinking about the just transition from the EU’s perspective where we need to make sure we look after those people who are most vulnerable, that clearly has to include people with health conditions. But the connection with h

Je ne dirais pas que la santé est ignorée lorsque l’on traite de précarité énergétique, mais c’est un aspect dont on ne parle pas beaucoup de manière générale. Dans la recherche, elle est très présente, mais elle ne l’est peut-être pas autant dans les discours politiques sur le sujet. Si l’on aborde la transition juste comme le fait l’UE, qui considère que nous devons nous assurer de veiller sur les plus vulnérables, alors clairement il faut intégrer les personnes souffrant de problèmes de santé. Mais le lien avec la santé n’est pas toujours aussi explicite qu’il devrait l’être.
Cela s’explique par le fait que ces personnes sont confrontées à d’autres problèmes : les personnes ayant de faibles revenus sont souvent des personnes isolées socialement, par exemple, ou au chômage. La précarité énergétique est donc un vaste problème qui touche à de nombreux domaines politiques. Cependant, il existe des preuves solides des effets de la précarité énergétique sur la santé. Les personnes en situation de précarité énergétique ont tendance à être en moins bonne santé, tant sur le plan physique que sur le plan de la santé mentale. Ce sont ces deux aspects de la vie des gens qui ont tendance à être vraiment affectés.

Vous suggérez que les personnes en situation de précarité énergétique peuvent même participer à l’élaboration des politiques. J’aurais tendance à penser que ces personnes ont d’autres soucis dans leur vie quotidienne et d’autres conflits à gérer. À quoi pourrait ressembler un tel engagement ?

Aux Pays-Bas, nous avons proposé au gouvernement néerlandais d’évaluer leur politique en fonction de l’expérience vécue (lived experience en anglais). L’idée est de constituer un panel de personnes que le gouvernement rencontrerait régulièrement, peut-être une fois par an. Il s’agirait d’un panel représentatif des types de personnes qui connaissent ce problème aux Pays-Bas : ce qui implique, par exemple, qu’il y ait des parents isolés, mais également des personnes handicapées, des personnes âgées, etc. Et ces mêmes personnes seraient consultées chaque année. Lorsque vous réalisez ce type d’études, vous avez tendance à payer des personnes pour faire ce genre de travail. Ici, un même groupe d’individus est consulté sur les politiques menées à intervalle régulier. C’est une façon de minimiser l’effort.

Cela dit, il y a d’autres très bons exemples d’approches qui sont menées au Royaume-Uni. Il existe un groupe appelé APLE Collective, constitué de personnes qui ont une expérience vécue de la pauvreté et qui sont prêtes à partager cette expérience afin de changer les politiques. L’existence de ce type d’organisations, ou le soutien à ce type d’organisations, y compris pour l’animation, pourrait être une excellente chose. En particulier, parce que les personnes impliquées dans ces projets en retireront beaucoup.

Le risque est en effet le lourd tribut que paient ces personnes. Si on pouvait trouver le moyen d’en tirer quelque chose de positif, en quelque sorte, et de le rendre moins épuisant sur le plan émotionnel, je pense que ce serait vraiment utile. Le suivi de l’expérience vécue par les responsables politiques est un moyen d’y parvenir. Parce que cela ne prend qu’une heure de la vie d’une personne chaque année. Ce n’est pas un gros investissement. Et si elles peuvent commencer à en voir les bénéfices, cela pourrait devenir vraiment quelque chose de très positif.